« Takeo avait été révolté de voir ces vêtements bradés au dixième de leur valeur, parfois même laissés pour rien, et il était allé noyer sa colère dans un bar à bière. […]
– On a plus aucun respect pour les objets, tout est commerce, rapacité. Dans ces vêtements, il y a des heures de labeur humain, de savoir-faire, et tu as vu comment on les déprécie ? On se débarrasse des choses parce qu’elles ne sont plus au goût du jour ! On invente sans cesse de nouvelles lignes, un nouveau design, et on se moque de l’homme qui ne suit pas la mode. C’est pas un gâchis, mon ami, c’est le mal absolu. Ici, dans ce pays, sais-tu qu’on change de frigo, de télé, de machine à laver chaque année ? On les balance à la poubelle comme des kleenex !
– Mais, quel mal y a-t-il à se débarrasser d’un objet qui ne nous plaît plus ?
– Tu ne sais même pas s’il ne te plaît plus ! La publicité t’ordonne de le penser pour que tu le remplaces aussitôt ! On nie la réalité de l’objet qui peut encore durer, on nie la réalité humaine qui est enfermée dans cet objet, on nie aussi l’idée de consommer moins vite pour protéger nos réserves d’énergie. Ce système devient absurde, cruel. Tu veux entendre l’histoire du général romain et des esclaves Sardes ?
Philippe avait acquiescé : l’histoire romaine apaiserait peut-être l’indignation de Takeo.
– Il était une fois un général qui alla se battre en Sardaigne. Il fit tant de prisonniers qu’il en remplit ses bateaux. Il revint à Rome où il remplit ses bassins de pisciculture et commença à vendre les prisonniers un par un. La vente allait bon train, les riches patriciens achetaient à tour de bras, mais le général avait tant de prisonniers qu’il ne savait qu’en faire… Il se mit donc à les solder : trois esclaves pour le prix d’un ! Mais cela ne suffit pas, il lui en restait toujours une grande quantité. Il passa alors à cinq pour le prix d’un, dix pour le prix d’un … il en restait toujours. Il ne pouvait pas les relâcher, puisque ces hommes étaient des soldats et auraient menacé l’ordre public. Alors, il les fit égorger et les balança dans ses bassins à poissons. Eh bien, nous sommes comme ce général romain. Nous consommons à tour de bras … et nous perdons la tête.
– Nous consommons parce que nous en avons envie, nous sommes libres …
– C’est la pub, qui te fait croire que tu es libre ! Tu n’es pas libre ! Tu as changé ton téléphone parce qu’on t’a fait croire qu’il y en avait un plus performant, plus moderne, tu achètes un objet, et à partir de ce moment-là, tu n’as plus aucune responsabilité envers cet objet, tu agis en despote, alors que tu devrais le soigner, l’entretenir, le faire réparer, veiller à son bon fonctionnement !
– Tu es en train de critiquer le progrès !
– Je voudrais simplement que les gens se comportent de manière responsable. On peut remplacer les anciennes technologies pour de bonnes raisons : parce qu’elles consomment trop par exemple, mais pas pour des raisons mensongères, publicitaires, purement narcissiques.
– Tu es un idéaliste, avait dit Philippe.
– Et j’entends le rester. Il faut bien que quelques-uns continuent à penser dans ce monde de décérébrés. »
Pendant les cinq longues heures de cueillette du café, c’est agréable d’écouter un livre. J’avais téléchargé la suite de « Muchachas », de Katherine Pancol, et cet extrait m’a fait réfléchir.
Ce matin en étendant la lessive, j’ai remarqué des tâches sur mon t-shirt rose pâle. Je savais que maintenant lavé, je ne récupérerais pas la couleur originelle. Je me suis dit deux choses, d’abord : « pas grave, il était pas cher, j’en rachèterai un en rentrant », puis, « on devrait faire un article de conseils aux Wwoofeur et l’un de ces conseils serait : ne pas amener de vêtements auxquels on tient ! ».
Et en écoutant ce texte, j’ai ri de moi-même. Tristement.
J’ai honte de pas mesurer le « labeur humain » derrière ce t-shirt, fabriqué au Bengladesh par des individus payés quelques centimes de l’heure et qui travaillent certainement dans des conditions inhumaines. J’ai honte de la facilité avec laquelle je pense au suivant, sans me dire que je pourrais trouver de quoi enlever ces taches.
J’ai honte de ne pas prendre plus soin de mes objets, honte de me reposer sur ce que la publicité me dit, honte de son influence sur ma manière de consommer.
Et j’ai envie de changer. Ça fait plusieurs mois maintenant que nous nous séparons petit à petit des objets qui ne nous sont pas utiles, et je veux continuer ce désencombrement en rentrant en France. Le faire passer par mon armoire de fringues, aussi. Et je veux mieux acheter la prochaine fois que j’aurai besoin de quelque chose de nouveau.
Je veux en prendre soin, entretenir, veiller … parce que tout ce que je crois être à moi ?
Ce n’est que prêt. Le temps d’une vie. Ce n’est que don, que grâce, qu’immérité.
Tout ce que je crois être à moi ?
Ce n’est pas à moi.
Et j’ai envie de faire fonctionner mon cerveau quand j’achète, de me rappeler que ma façon de consommer n’est pas normale mais privilégiée, de ne pas me voiler la face sur le sort de mes frères et sœurs humains qui travaillent pour fournir tous ces produits.
J’ai envie de me rappeler la joie de posséder des objets qui ont une histoire : le lampadaire de Mamie Rose, le gilet tricoté par Mamie Thérèse, la montre à gousset de Papa, le bracelet fabriqué par Patty, la table de la cuisine qui a vu bien des humains s’accouder sur son bois usé, le jean acheté sur une frippe tunisienne …
Je veux me contenter d’un moins grand nombre de pièces dans ma garde-robe, dans mes armoires, dans ma maison, oublier mon narcissisme et ce que me dit la pub, chérir les objets qui m’appartiennent, et avoir un comportement de plus en plus responsable … un peu moins décérébrée !
Merci pour ce beau partage … que je partage, chacun devrait prendre conscience de la vie de l’objet: matière première, transformation etc, Parfois j’ai plus l’impression que les objets nous possèdent plus que nous ne les possédons.
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Bonjour Sophie !!
Merci pour ce commentaire et désolée pour ce retour tardif 🙂 C’est vrai qu’on se laisse vite « posséder » par nos possessions … Mais ça fait du bien de voir que nous sommes plusieurs à y réfléchir et à vouloir changer notre façon de faire. C’est le début du changement ! Bonne continuation !
Lise.
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